La nuit de l’horreur
« La plus grave atteinte aux droits démocratiques dans un pays occidental depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. » C’est ainsi qu’Amnesty International a qualifié la répression policière des émeutes survenues à Gênes, du 19 au 22 juillet 2001. Trois cent mille altermondialistes s’étaient rassemblés dans la ville italienne afin de protester contre la politique menée par les pays du G8 et affirmer qu’ « un autre monde est possible ». Face à eux, quinze mille soldats et policiers.
Bilan : quatre cents arrestations, six cents blessés, et un mort. Carlo Giuliani, vingt-trois ans, est tué d’une balle dans la tête par un membre des forces de l’ordre. La Jeep de la police roulera à plusieurs reprises sur le corps du jeune militant. Cette violence à l’égard des manifestants avait été précédée et accompagnée de provocations policières, d’atteintes aux droits fondamentaux de circulation, de réunion, d’expression et de manifestation.
Mais l’apogée, sans doute, sera cette nuit du 22 juillet. Dans la soirée, la police italienne donne l’assaut sur l’école Armando Diaz, qui abritait le centre de convergence des médias alternatifs, afin de détruire les preuves vidéos et photos accumulées par les militants et les journalistes. Prétextant une perquisition pour trouver des armes, cent cinquante policiers lancent un raid contre ce bâtiment, dans lequel se trouvent également quelque trois cents militants endormis, venus de toute l’Europe, que la mairie a logés dans ces murs.
« Une boucherie »
Les mains levées vers le ciel, ou couchés face contre terre, les locataires temporaires des lieux manifestent leur reddition. Les journalistes présentent leurs cartes de presse. En vain. « Ce fut une boucherie, écrira le journaliste Hans Jürgen Schlamp. Des mâchoires furent brisées, des bras et jambes cassés, des cuirs chevelus fendus. » « On aurait dit des drogués, témoignera un jeune Allemand de 21 ans qui effectuait son service civil. Ils étaient enragés et tapaient sur tout ce qui bougeait avec leurs matraques. »
À l’époque, la police explique avoir rencontré une résistance accrue et justifie ses actes par la présence d’armes, et notamment de cocktails Molotov. Des armes dont on apprendra plus tard qu’elles ont en réalité été introduites par les forces de l’ordre elles-mêmes.
Ancien adjoint au préfet de police de Rome, Michelangelo Fournier a commandé l’un des groupes anti-émeutes qui ont fait irruption dans l’école. Quelques années plus tard, il confesse. « C’est vrai, j’ai vu des policiers s’acharner sur des personnes sans défense, cela ressemblait à une vraie boucherie. » La situation a rapidement dérapé. « Dans l’obscurité, j’ai vu quatre agents, deux en uniforme et deux en civil, matraquer une jeune fille. Je leur ai crié d’arrêter, ils ont continué ; j’ai dû les bousculer, et ils m’ont insulté. Je suis resté tétanisé quand j’ai vu la fille, le crâne fendu, dans une mare de sang. Il y avait des grumeaux comme des morceaux de matière grise, j’ai cru qu’elle était en train de mourir. »
Mark Covell, un journaliste travaillant pour la BBC et pour Indymedia, un média alternatif, a été frappé dans la rue, devant le complexe de l’école, par cinq policiers, jeté à terre et battu jusqu’à perdre conscience, bien qu’il leur ait présenté son accréditation de presse. Il a eu plusieurs côtes fracturées, un poumon perforé, une blessure à la colonne vertébrale, une fracture de la main gauche et y a laissé douze dents.
Des droits bafoués
Cette nuit-là, la police frappe indifféremment hommes et femmes, jeunes et vieux, militants et journalistes. Quatre- vingt-treize d’entre eux ont été arrêtés. Soixante-deux autres ont été évacués en ambulance. Beaucoup, gravement blessés, ont été placés en réanimation. La nuit aurait pu se terminer ainsi, elle eût déjà été suffisamment ignoble. Mais le pire était encore à venir.
Les militants arrêtés sont rassemblés pendant trois jours par des policiers et carabiniers à la caserne de Bolzaneto. Enrica Bartesaghi, présidente du comité Vérité et justice pour Gênes, raconte. « Tous les droits que notre Constitution garantit aux personnes arrêtées et aux prisonniers ont été bafoués. Personne, italien ou étranger, n’a pu contacter un avocat, des parents, le consulat. Il ne fut communiqué à aucun d’entre eux le motif de leur arrestation, où ils se trouvaient, où ils seraient emmenés ensuite. Bien que nombre d’entre eux étaient blessés, ils n’ont pas été soignés, ils ont dû signer de fausses déclarations sous la contrainte et affirmer qu’ils ne voulaient pas contacter d’avocats ou leur consulat. Aucun d’entre eux n’a eu le droit de manger, boire, dormir ; ils furent obligés de rester debout contre le mur, bras levés, pendant de nombreuses heures. »
Violences et humiliations s’enchaînent, comme en témoignent plus tard les détenus. Les rapports de ce comité sont très explicites.
TORTURÉE N°81 Elle a subi des menaces – y compris à caractère sexuel – par des personnes à l’extérieur, telles que : “d’ici ce soir, nous vous dévoilerons toutes”, des coups par les agents sur son passage dans le couloir, elle a été frappée violemment à la nuque et contrainte de signer les procès-verbaux de son arrestation en montrant les photos de ses enfants et en lui exposant qu’elle ne pourrait pas les revoir si elle ne signait pas.
TORTURÉ N°11 Il a été frappé à coups de pied et de poing dans le dos, insulté, contraint de rester couché à terre, jambes et bras écartés, la tête contre le mur, injurié par des phrases, des refrains et des épithètes à fond politique – “communistes de merde”, “nous vous tuerons tous” –, frappé sur son passage dans le couloir, avec également insultes et crachats. Il a été obligé de se mettre à quatre pattes par un agent qui lui a donné l’ordre d’aboyer comme un chien et de dire “vive la police italienne”.
TORTURÉE N°21 Elle a été frappée dans le couloir durant son accompagnement aux toilettes ; ils lui tordaient le bras derrière le dos en lui assénant gifles et coups de pied. Elle a été insultée avec des épithètes qui lui étaient adressées, ainsi qu’aux autres femmes de la cellule : “truies, juives, putains”. Elle a également subi injures et crachats sur son passage dans le couloir, a été menacée d’être violée avec la matraque et, sous les coups, contrainte de rester sans raison debout pendant de nombreuses heures.
Marco Poggi, un infirmier présent, témoigne. « J’ai vu des détenus giflés, frappés à coups de poing ou de tête contre le mur. Pour certains, c’était un vrai lynchage. J’ai assisté à des choses que je croyais inimaginables. »
Les procès de la honte
Pourtant, tout ceci s’est déroulé un soir d’été, en Italie. Par deux fois, le Parlement a rejeté les demandes d’ouverture d’une commission d’enquête. Plusieurs procès ont eu lieu ces douze dernières années. La quantité de documents – images, témoignages, enregistrements de coups de téléphone entre policiers, actes administratifs, expertises médicales – ne laisse aucun doute quant à la culpabilité des dirigeants et des membres des forces de l’ordre, inculpés pour les violences et pour le sabotage de l’enquête. Certains ont d’ailleurs été condamnés, à des peines très faibles cependant. Et pour cause : l’Italie n’a pas encore introduit la torture dans le Code pénal. Le policier ayant abattu Carlo Giuliani par balle, lui, a été acquitté.
Une injustice qui contraste avec la situation des manifestants, pour lesquels les peines les plus graves ont atteint quinze ans de prison pour des faits de violence et de destruction. Une injustice qui porte le sceau de l’État policier. Une injustice qui ne fera que renforcer la rage et l’indignation de ceux qui clament aujourd’hui, avec encore plus d’ardeur qu’il y a vingt ans, qu’ « un autre monde est possible ».
Photos : CC Ares Ferrari, bbbelo