L’autre école

À l’heure où l’enseignement se perd dans des transformations sans fin et que les enseignants s’épuisent, d’autres voix tentent de se faire entendre. Pour les écouter, je suis retourné en classe. J’y ai découvert la méthode mise en place par Célestin Freinet (1896- 1966), instituteur français ayant développé une pédagogie basée sur l’expression libre des enfants.

C’est un matin de novembre, le ciel est couvert, menaçant, le vent s’engouffre dans les moindres espaces, il fait froid et moi, je retourne à l’école. Assis contre un mur, j’attends patiemment, dans la cour, au milieu des enfants qui ne jouent pas vraiment. Une sonnerie, un applaudissement ou un bruitage quelconque viendra probablement annoncer le début de la classe. En attendant, je regarde autour de moi. Un grand bâtiment beige, un préau, une cour de béton avec quelques marquages à la craie, un coin d’herbe, des arbres…

Je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais je ne vois rien de particulier. Bien sûr, cela fait longtemps que je n’ai pas mis les pieds dans une école primaire, mais je ne pense pas que ça ait énormément changé. Si j’observe autour de moi avec autant d’attention, et que je compare ce que je vois avec le souvenir de mon école – un établissement pour ainsi dire normal –, c’est que je suis dans une école “ nouvelle”, “innovante”, “alternative”, appelez-la comme vous voudrez. Bref, une école qui applique une pédagogie différente de celle proposée dans l’école publique “classique” – puisqu’il faut bien la qualifier. Des écoles comme celle-ci, il en existe une centaine en France. Elles appliquent officiellement – ou s’en inspirent – la pédagogie Freinet, du nom de l’instituteur qui l’a mise au point.

Il est neuf heures, un maître apparaît subrepticement sous le préau et les enfants se dirigent vers leurs classes dans un brouhaha tout à fait relatif. Je rejoins avec eux la salle préposée aux CM2 et y rencontre Pierre, instituteur à mi-temps, qui applique donc la pédagogie Freinet et qui m’a ouvert les portes de sa salle pour la journée – à condition que je reste discret et parle le moins possible, ce qui me convient parfaitement.

Je m’installe au fond, à une place offrant une distance convenable à la fois du radiateur et de la fenêtre. Mon début de nostalgie est interrompu par Pierre, lequel prend déjà la parole pour attirer l’attention de sa classe sur le tableau Velleda au sommet duquel trône la date du jour, suivie d’un programme auquel je ne comprends pas tout.

Après que Pierre a détaillé le déroulement de la journée débute le “Quoi de neuf ?”, un rituel matinal au cours duquel les enfants peuvent raconter ou présenter quelque chose. L’expression de l’enfant, qu’elle soit orale, écrite ou artistique, est l’un des points-clés de la méthode Freinet. Aujourd’hui, Claire confesse que ses deux frères se sont disputés la veille. Clémentine demande si elle sait pourquoi. Elle ne sait pas. Julien intervient ensuite pour dire que son correspondant anglais lui a envoyé un petit soldat de la garde royale. Personne ne pose de question.

Vient le temps des enseignements classiques, enseignés différemment, donc. Les enfants, selon un plan de travail hebdomadaire, ont des temps de “travail personnel” durant lesquels ils découvrent seuls différents concepts. Pour les maths, par exemple, chacun choisit un sujet dans une liste et cherche à le comprendre sans démonstration professorale. On appelle ça le “tâtonnement expérimental”. Gabriel découvre ainsi la symétrie, pendant que son voisin se mélange les pinceaux entre un rapporteur et une équerre en tentant de reproduire diverses formes géométriques.

D’autres créneaux sont réservés à des apprentissages collectifs, tous basés, encore une fois, sur l’expression libre des enfants. Pierre s’est glissé à côté de moi. « La voie normale de l’acquisition n’est pas l’observation, l’explication et la démonstration, processus essentiel de l’école, mais le tâtonnement expérimental, démarche naturelle et universelle », me récite-t-il. C’est l’invariant numéro 11, extrait d’un genre de code pédagogique rédigé par Freinet deux ans avant sa mort, en 1966. J’en profite pour lui demander quelques précisions sur sa méthode d’enseignement. « L’idée, c’est que cet endroit est un atelier dans lequel on découvre des choses par soi-même, en les faisant. Cela permet de développer la créativité de l’enfant, sa confiance en lui, et cela maintient son intérêt tout au long de la journée, puisqu’il choisit lui-même ce qu’il apprend. » C’est l’invariant numéro 7. « Et s’il choisit de ne rien apprendre, tu lui imposes quelque chose ? », m’inquiétai-je. « Jamais, car on considère que la contrainte est paralysante. Mais en réalité, un enfant qui ne veut rien faire, ça n’arrive pas. Sa liberté d’apprendre est totale, il va donc choisir ce qui le passionne. Quand ça ne l’intéresse plus, il change de recherche. » Il m’emmène à son bureau et me donne un papier sur lequel sont inscrits les trente invariants qui me permettent de mieux comprendre ce fonctionnement.

Au hasard, en voici quelques-uns :

Invariant 4 : Nul – l’enfant pas plus que l’adulte – n’aime être commandé d’autorité. Invariant 18 : Personne, ni enfant ni adulte, n’aime le contrôle et la sanction, qui sont toujours considérés comme une atteinte à sa dignité, surtout lorsqu’ils s’exercent en public.

Invariant 19 : Les notes et les classements sont toujours une erreur.

Invariant 21 : L’enfant n’aime pas le travail de troupeau auquel l’individu doit se plier comme un robot. Il aime le travail individuel ou le travail d’équipe au sein d’une communauté coopérative.

Invariant 24 : La vie nouvelle de l’école suppose la coopération scolaire, c’est-à-dire la gestion par les usagers, l’éducateur compris, de la vie et du travail scolaires.

La journée passe, les activités défilent, et arrive le moment de la boîte aux questions. Le maître vide un parallélépipède rectangle de carton dans lequel les enfants ont glissé leurs interrogations. Elles portent sur l’école, les divisions, les langues étrangères, mais aussi sur la cuisine, la politique ou encore l’environnement. Pierre répond à chaque question avant de lancer l’atelier “Journal de classe”. Les enfants y écrivent ou dessinent différentes remarques, informations ou suggestions sur la vie de classe. Ici, tout fonctionne en coopérative, l’enfant occupe à l’école la même place que l’adulte, il y a la même importance. C’est même le premier invariant.

La fin de la journée approche. On fait le bilan. Trois questions sont posées. Toujours les mêmes. “Qui a appris quelque chose aujourd’hui ? Qui a des félicitations et des critiques ? Qui a besoin d’aide ?”. Sarah, Junior et Lou se succèdent devant leurs camarades. La première a découvert les éruptions volcaniques, le second s’interroge sur la date de la prochaine sortie de classe, la dernière confesse avoir du mal à apprendre sa poésie. Elle sera aidée le lendemain par Nacim et Prune, qui organiseront un jeu théâtral.

Alors que l’on quitte la classe – jamais en file indienne, c’est l’invariant numéro 5 : “Nul n’aime s’aligner, parce que s’aligner, c’est obéir passivement à un ordre extérieur” –, je fais le bilan de cette journée dans une école dite “de demain”, et de sa pédagogie alternative. Une pédagogie active, participative, entièrement centrée sur l’enfant. Une pédagogie pas toujours très éloignée de l’école que j’ai connue, à laquelle elle emprunte l’exposé, la boîte à idées, ou le journal de classe – à moins que ça ne soit l’inverse. Mais qui s’en écarte souvent, par son côté libertaire, scolastique, et anti-hiérarchique. Ici, il n’y a pas de notes, pas de devoirs, les parents sont les bienvenus à n’importe quel moment de la journée, pour lire des histoires aux plus jeunes ou partager leurs connaissances avec les plus âgés.

Sur le chemin du retour, alors que les Pyrénées disparaissent dans mon dos, je feuillette les papiers et les extraits de bouquins accumulés pendant mes recherches. Je lis, dans un livre de Marie-Laure Viaud, maître de conférences en sciences de l’éducation, spécialiste des éducations alternatives, que le climat est plus serein dans ces écoles que dans les établissements traditionnels. « L’ambiance est très calme, écrit-elle. Pas de violence, très peu d’incivilités et de dégradations. » D’un point de vue scolaire ? « Les travaux existants montrent que, dans l’enseignement primaire, la majorité de ces écoles réussissent au moins aussi bien, voire mieux, que les écoles standards en ce qui concerne les acquis. Spécialement dans les milieux réputés difficiles. » Et le taux de réussite au bac des élèves ayant fréquenté ces établissements frôle les 90 %. Je me demande alors pourquoi Célestin Freinet – qui influence 1 % des enseignants en France, et touche partiellement 2 % des élèves – n’envahit pas l’Éducation nationale dans son ensemble.

« N’oublions pas qu’outre les différences pédagogiques, il y a aussi des différences politiques avec les enseignements traditionnels, remarque Marie-Laure Viaud. En proposant une autre façon d’apprendre, qui permet aux enfants de développer leur esprit critique et d’agir collectivement, Freinet avait comme idée d’émanciper les classes populaires. » Des classes populaires qui n’ont pourtant pas toujours accès à cette pédagogie. Sur ses 61 000 écoles, la France ne compte que quelques dizaines d’établissements publics utilisant exclusivement cette méthode. Freinet, ou ses acolytes, s’expriment donc aussi dans le privé. Avec des coûts pouvant atteindre plusieurs milliers d’euros par an et par enfant. De quoi donner du grain à moudre au récent rapport de l’OCDE affirmant que la France est l’un des pays où les inégalités sociales pèsent le plus dans la réussite scolaire.