Marguerite et ses frangines

Commencer en expliquant que Marguerite Chapon fut la première femme élue dans un Conseil municipal serait approximatif et réducteur. Approximatif parce qu’en réalité elles furent cinq, lors des mêmes élections, à gagner le droit de s’asseoir sur différents bancs municipaux. Réducteur car elle fut bien plus que ça, elle fit bien plus que ça pour l’émancipation des femmes. Plus juste serait de dire, donc, que Marguerite Chapon fut notamment l’une des premières femmes élues dans un Conseil municipal.

 

C’est lors des élections municipales de 1925 qu’elle réussit son fait d’armes le plus connu. Le parti communiste se mobilise alors pour le droit de vote des femmes. Seul face au Bloc des gauches et au Bloc national, il lance la première bataille en profitant de largesses législatives. Car si la loi est très claire sur l’impossibilité pour une femme de voter, elle oublie de préciser ce qui lui semble évident : il lui est également impossible de se présenter aux élections. Prenant le texte au mot – ou en l’occurrence à l’absence de mot –, le PC place des femmes sur ses listes dans plusieurs communes de France. « À Paris, une femme a été désignée pour tenir le drapeau des revendications féministes », note à l’époque l’Ouest-Éclair. L’ancêtre de Ouest France souligne même qu’ « en banlieue, c’est une femme qui, dans chaque commune, est tête de liste des candidatures communistes ».

 

Que sur les documents officiels apparaissent les noms de Lucienne Marrane, Suzanne Girault, Marguerite Faussecave, Charlotte Davy, Alice Burodeau ou encore de Madeleine Ouin ne plaît que très modérément à certains, et plusieurs mairies affirment publiquement que les bulletins portant des prénoms de femmes ne seront pas comptabilisés. Ce qui, on en conviendra aisément, n’est pas très aimable pour ceux des Dominique, Claude, Camille, Ambroise ou autres Sacha qui n’ont – au-delà d’avoir un prénom douteux – rien fait de mal puisqu’ils ont eu la bonne idée de naître hommes. Et promet accessoirement un beau bordel.

 

Qu’importe, la pratique opérait déjà lors des élections précédentes, les bulletins agaçants étaient considérés comme nuls et n’intervenaient pas dans le calcul des majorités pour les candidats masculins. D’ailleurs, un communiqué en ce sens était publié dans la quasi-totalité de la presse les semaines précédant l’élection, et cette fois encore les esprits chagrins ne seraient pas chagrinés.

 

Il n’y a guère que L’Humanité pour s’exciter sur « ces politiciens, si lâches et si pitoyables devant les forces réactionnaires » et s’offusquer d’une « manœuvre de chantage de dernière heure ». Voilà ses journalistes qui sortent les tables de loi pour arguer que « les maires n’ont aucune qualité pour formuler de semblables directives », invitent leurs lecteurs à mettre ces menaces « à la boîte aux ordures dès réception ». Et de rassurer les électeurs en s’appuyant sur les textes du Conseil d’État, qui précisent que « le bureau est dans l’obligation formelle de compter les voix exprimées sur un nom quelconque, même inconnu, ou même concernant par erreur une élection différente ». Le journal encourage donc ses lecteurs à se montrer fermes lors des dépouillements et à exiger que tous les bulletins soient comptabilisés. « Les camarades ne doivent pas se laisser faire pour une fois qu’ils ont la loi bourgeoise avec eux. »

 

Comme un moment historique arrive rarement par hasard, l’aubaine de la loi bourgeoise du côté des Communistes va se doubler d’un soutien inattendu. Car à la veille de l’élection, ce n’est ni plus ni moins que le ministre de l’Intérieur lui-même qui va intervenir. À peine nommé, Abraham Schrameck demande aux préfectures d’inviter « tous les présidents de bureaux de section à tenir compte des bulletins déposés dans l’urne au nom d’une femme ». Il ne restera ministre que sept mois, mais c’est toujours ça de pris. Pendant que ces messieurs se tenaient par la barbichette pour savoir quels bulletins compter, Marguerite Chapon et ses consœurs militantes poursuivaient brillamment leurs campagnes. L’enthousiasme suscité par les candidatures de ces ouvrières fait dire aux journaux que « l’année 1925 aura une importance considérable, dans l’histoire politique de ce pays, dans la lutte menée depuis tant d’années pour l’émancipation politique et économique de la femme ». Au matin du scrutin, le 3 mai 1925, L’Humanité ne masque pas sa confiance. « Ce soir, plusieurs camarades femmes seront élues, qui siègeront et voteront dans les hôtels de ville ! »

 

Et en effet, quelques heures plus tard, Marthe Tesson est élue dès le premier tour à Bobigny et devient maire adjointe, tandis que Joséphine Pencalet devient conseillère municipale à Douarnenez. Une semaine plus tard, au second tour, Augustine Variot est élue à Malakoff, Marie Chaix à Saint-Denis et Marguerite Chapon à Villejuif, dans l’actuel Val-de-Marne.

 

Qu’on se rassure, la réaction réactionnaire ne tarde pas. Les préfectures invalident toutes les élections de femmes avant la fin du mois de mai. Au petit bonheur des recours et de la lenteur administrative, les cinq femmes gagnent quelques mois. Joséphine Pencalet est la première à quitter ses fonctions le 25 novembre, après que le Conseil d’État a considéré qu’une femme ne peut pas siéger dans une assemblée qui vote, puisque précisément elle n’a pas le droit de vote. Marie Chaix et Marthe Tesson verront leur inéligibilité confirmée en janvier 1926, et Augustine Variot à la fin du mois de mars.

 

Il aura donc fallu à peine quelques mois, deux préfets et une décision du Conseil d’État pour corriger cette anomalie et renvoyer cinq ouvrières amères dans des usines d’où elles n’auraient jamais dû sortir. Pendant neuf mois, Marguerite Chapon, née Frugier, veuve de 41 ans élevant seule son fils, aura siégé aux côtés du maire Xavier Guillemin et de 21 autres conseillers municipaux, avant que son élection ne soit invalidée le 19 février 1926. Après son départ, le Conseil municipal, considérant qu’il est « injuste de voir les femmes françaises privées du droit de vote », adopte un vœu en faveur du droit de vote et d’éligibilité des femmes. 

 

Près d’un demi-siècle après sa mort, en 1972, dans la maison de retraite de l’hôpital où elle a travaillé 23 ans, une rue lui rend encore hommage dans son quartier de Villejuif. Les résidences modernes y jouxtent des blocs abîmés où les dealers tiennent la porte aux familles à poussette. La rue calme n’est animée que par les allées et venues provoquées par les événements divers de l’espace de séminaire voisin, et il faut marcher cinq minutes pour rejoindre la rue Voltaire, où elle s’était offert un pavillon qui servira de refuge aux résistants pendant la seconde guerre mondiale. « Le matin, quand je rentrais chez moi, après le service de nuit, j’en trouvais parfois deux ou trois qui se reposaient. Ils ne me disaient jamais leur nom », racontera-t-elle plus tard. De là, il faut encore marcher dix minutes pour rallier le cimetière où repose, « aux côtés de son mari dont elle a longtemps cherché les restes sur les champs de bataille », cette « féministe de caractère », comme on peut le lire dans les archives de la ville. 

 

Du caractère, il fallait sans aucun doute en avoir pour étudier, travailler, militer, être élue de la République, devenir propriétaire, passer son permis et s’acheter une voiture, à une époque où les femmes ne pouvaient rien faire sans l’aval de leur homme de père ou de leur homme de mari.

 

Mais de l’autorité de son père elle s’en passe volontiers depuis qu’elle a épousé Adrien, et de celle d’Adrien elle s’en passe de fait depuis qu’il est mort au front d’une guerre commencée deux mois après leur mariage. Marguerite élève alors seule leur fils, travaille à l’hospice où elle a été recrutée par Gustave Roussy avant le début du conflit, et entre deux élections historiques se débrouille pour être l’une des trois femmes à obtenir un diplôme d’État d’infirmière en 1927, réalisant ainsi un vieux rêve d’enfant.

 

C’est que dès 1896, son certificat d’étude en poche, elle ne pense qu’à monter à Paris pour y devenir infirmière. Les femmes ne peuvent pas travailler officiellement avant 1907, mais ça ne l’empêche pas de rentrer à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière – probablement comme femme d’entretien – pas plus que les tâches confiées par son agriculteur de père ne l’avaient empêchée d’apprendre à lire et à écrire auparavant. Puisqu’elle doit garder les vaches l’été, elle parcourt tous les hivers les six kilomètres qui la séparent de l’école, et ceux qui y voient quelque chose à redire n’ont qu’à se référer à la loi Ferry, laquelle a rendu l’instruction laïque des garçons et des filles obligatoire deux ans avant sa naissance.

 

C’est peu dire, donc, que sa naissance, en 1884 près de Limoges, de parents cultivateurs analphabètes, ne la disposait pas à devenir une figure de l’émancipation des femmes.

 

C’était notre troisième rendez-vous. Derrière la place du marché, à l’ombre de l’église Saint-Germain, tu avais choisi un petit café. En arrivant tu chantais plus fort que la musique que crachait tes écouteurs, tu louais Anne Sylvestre, ses frangines et les femmes qui inspirent. J’en connaissais une. Pour la première fois j’ai parlé plus que toi, et j’ai vu dans tes yeux que mon emménagement rue Marguerite Chapon quatre ans plus tôt était une bonne idée.