Souvenirs de cours de récré
L’avantage avec les souvenirs, c’est qu’on peut en faire ce qu’on veut, à commencer par ne pas s’en rappeler. On peut aussi les déformer, les sélectionner, les hiérarchiser ou en omettre pour raconter l’histoire voulue.
Par exemple dans ma cour de récré j’ai des souvenirs d’enfance. Ou devrais-je dire dans mes cours de récré, puisque j’ai trainé au moins dans quatre cours différentes au cours des 15 ans d’école obligatoire que l’on m’a infligés.
Avec ces souvenirs, je peux raconter des histoires très différentes.
Voudrais-je attendrir avec une mignonnerie surprenante que je raconterais la fois où, victime d’une mauvaise plaisanterie dans la cour de maternelle et poussé par un surveillant mal inspiré, j’ai appelé la police pour expliquer en pleurant qu’on m’avait volé mon pschit pschit.
Voudrais-je souligner la précocité de ma pente rebelle que je bomberais le torse en narrant les multiples convocations parentales en maternelle pour des faits d’armes variés allant du lâchage de corde sur la route de la cantine au refus de retourner en classe après la récréation pour rester jouer en bonne compagnie.
Voudrais-je faire état de mes premiers bouillonnements sentimentaux que les souvenirs de la cour de primaire referaient surface : Nadia El-Asis, Pauline Santos, la BD érotique inspirée par la Redoute (nouvelle convocation).
Voudrais-je me tailler une réputation d’intello au grand cœur dans ma préadolescence collégiale que je raconterais comment je distribuais généreusement mes cahiers d’exercices ou mes devoirs maison à qui voulait les recopier, omettant que l’inverse est au moins aussi vrai.
Préférant l’étiquette de l’intello nonchalant à celle du calculateur, je laisserais de côté le souvenir des courses en 6e d’une classe à l’autre pour arriver le premier, le montrer ostensiblement au professeur et ainsi optimiser les notes, ayant compris tôt, plus ou moins consciemment, qu’il ne s’agissait pas juste de bien recracher la morale d’une fable de La Fontaine, mais aussi de montrer qu’on aimait ça. Et s’il fallait se fendre d’un petit coup d’épaule sur Celine Ferger au milieu du sprint…
Même en trichant j’aurais du mal à tirer les fils de mes souvenirs pour me tisser une toile de Dom Juan, mais je pourrais quand même arguer que dans la cour de récré, c’est moi qui ai eu la plus belle fille. Sans préciser le pourquoi du comment, à savoir que cette anomalie ne fut possible que grâce à l’adresse de ladite plus belle fille, à savoir la même que la mienne à deux étages près.
Quelques souvenirs de cour de récré soigneusement choisis pourraient me tailler le portrait d’un garçon généreux tant les bonbons ont circulé et les goûters ont été partagés.
Je pourrais aussi amuser la galerie avec mon innocence imbécile en revenant sur l’épisode dit “des racailles”. Dans ma cour de récré, les racailles jouent au foot sur ce que l’on pourrait appeler le terrain d’honneur, qui a la particularité d’être couvert. Les autres se repartissent par ordre d’arrivée sur deux autres terrains, dont celui sur lequel je joue ce mardi en prenant garde à ne pas faire de tête à cause du gel dans mes cheveux. Voilà que Yannick, une racaille bien connue quoique plutôt suiveur dans son groupe, demande à jouer avec nous. Pensant le flatter et ainsi m’assurer sa sympathie (et remonter ma cote dans le ramassage scolaire qui me ramène dans ma cité, ennemie de celle de Yannick et ses amis), je pointe du doigt le terrain couvert et lui explique que les racailles, c’est là-bas. Je ne dois ma survie qu’à l’intervention de mon ami Hugo, qui avait la particularité d’être très respecté des racailles (hypothèse : en raison de son excellent niveau au foot).
Avec les souvenirs de ma cour de récré, je pourrais me dessiner les traits d’une belle personne, en accentuant les épisodes de défense des plus petits que les grands aimaient bien emmerder, ou en rappelant que j’ai passé la quasi-totalité de mes mercredis après-midi de 3e dans la chambre d’hôpital d’un camarade victime d’un grave accident pour lui tenir compagnie et accessoirement l’aider à rattraper tous les cours.
Dans l’intérêt de ce portrait flatteur, il faudrait alors passer sous silence le jeu du faux racket ou les innombrables saillies contre Philippine de Basset, qui certes était particulièrement conne, mais qui ne méritait pas la bassesse quotidienne de mes interventions mesquines, lâches, méchantes.
On pourrait cependant préférer à tout ça les souvenirs de détails, de sensations, de douces habitudes. La cour de récré comme espace de fraternité, de sororité. Les amitiés naissantes, passagères ou qui s’inscriront dans le temps. Les jeux, les parties de foot, les belotes interminables, les filles, les discussions trop tôt interrompues par les sonneries, et on est dans quelle salle ?
Ou alors les anecdotes. Celles qu’on a tellement racontées qu’on se sent obligé d’ajouter un nouvel élément à chaque fois, comme pour la garder en vie. Le prof de SES bloqué par un simple verre d’eau posé sur ses doigts, la Mondialette volée par un arbitre corrompu, la pizza héroïquement livrée au beau milieu de la classe.
Mais ce ne sont que des souvenirs. Des souvenirs de cour de récré. Des souvenirs qu’on peut déformer, sélectionner, hiérarchiser, oublier, pour raconter l’histoire qu’on veut. Comme les promesses qui n’engagent que ceux qui y croient, les souvenirs ne racontent que les histoires qu’on veut entendre.