Souvenirs d’une nuit d’été
Le 22 juillet 2001, à Gênes, la police italienne lance l’assaut sur l’école Diaz, qui abrite le siège du forum social, où sont hébergés plus de 300 manifestants altermondialistes et anti-G8. Hommes, femmes, vieux, jeunes, manifestants et journalistes y sont passés à tabac. Lucia et Sam, étaient présents cette nuit-là.
Elle est italienne, lui espagnol. Dans le café d’un village du sud de la France où l’on se retrouve, je les observe longuement. Elle a le visage fin mais les traits tirés. Quand elle s’assoit en face de moi, je perçois un sourire franc qui me rassure. J’appréhendais un peu de me retrouver seul face à cette jeune femme, sachant ce dont on allait parler. Je crois cependant pouvoir dire qu’elle me faisait confiance. Alors qu’on échange quelques futilités, que maladroitement, je retarde le moment où le sujet sera abordé, quelques vagues souvenirs des événements me traversent l’esprit. En voyant Lucia dans sa robe bleue, les cheveux dégringolant le long de sa nuque, j’ai du mal à l’imaginer au sol, le visage en sang, recroquevillée sous les matraques de policiers hors de contrôle. C’est pourtant bien ce qu’elle a vécu douze ans plus tôt, dans une école de Gênes.
Sam est moins avenant. Il a le visage creusé sous sa grosse barbe et des yeux noirs qui fuient les regards. Si Lucia parle un français approximatif mais très compréhensible, lui ne s’exprime qu’en espagnol ou en anglais. À l’époque, ils ne se connaissaient pas. Ils ont pourtant manifesté dans les mêmes rangs, dormi sous le même toit, cédé sous les mêmes coups, en Italie, au début des années 2000. Alors que les consommations sont posées sur la table, je leur demande de partager leurs souvenirs de cette nuit du 22 juillet 2001. Assez machinalement – sans doute les a-t-elle déjà racontés des dizaines de fois –, Lucia se lance dans son récit.
« J’étais assise avec quelques amis dans une petite salle. On faisait la liste des gens qui partaient avec nous le lendemain, en se répartissant dans les voitures. On a entendu des bruits, puis des voix de plus en plus fortes. On est sortis dans le couloir, et on a vu des gens courir un peu partout. Certains criaient dans différentes langues, je ne me rappelle plus trop ce qu’ils disaient, mais on entendait distinctement le mot « police ». Je me souviens que, sur le moment, je n’ai pas compris pourquoi tout le monde paniquait. Je me disais simplement que la police devait chercher quelque chose en particulier, et que nous n’avions rien à nous reprocher. Je suis descendue et j’ai vu une marée de policiers se précipiter sur les gens. Certains avaient les mains levées, d’autres disaient « no violence, no violence », mais ils ont vite compris que ça ne servait à rien. Pour ma part, j’avais une accréditation de presse, que j’ai sortie, mais avant même de pouvoir la montrer, j’étais au sol. J’étais en boule, et j’attendais que la vague passe. Je sens encore certains coups, notamment un coup de chaussure dans le ventre. Je ne sais pas pourquoi celui-là en particulier. Ensuite, il ne me reste qu’une image, celle de dizaines et de dizaines de chaussures qui passaient en courant dans le couloir, dans tous les sens. Je n’ai aucun souvenir de cris, de pleurs, ou de bruits en général. Juste de ces chaussures. Puis le bâtiment a été évacué. J’ai su, plus tard, que les moins blessés avaient été arrêtés. Moi, on m’a mise dans une ambulance et on m’a soignée. J’avais des côtes fêlées, des fractures aux doigts et aux poignets, des contusions diverses. Je suis rentrée chez moi assez vite, deux jours plus tard. Je n’ai su que bien après ce qui s’était passé pour ceux qui avaient été arrêtés. Et je me suis dit que, finalement, quelques fractures, ce n’était pas si mal. »
Sam l’a écoutée les yeux rivés sur son diabolo menthe. Avant même que je ne dise quoi que ce soit, il se lance à son tour dans un monologue.
« Moi, j’étais près de l’entrée. Quand on a entendu que la police arrivait, on a tout de suite senti que ça allait mal se passer. Contrairement à Lucia, je n’étais pas serein. Je n’avais pourtant rien à me reprocher non plus, mais le climat qui régnait la journée dans les manifs m’avait impressionné – je n’avais même pas vingt ans –, et pour moi, le fait que des dizaines et des dizaines de policiers débarquent, en pleine nuit, là où on dormait, ne pouvait pas être bon signe. Ils ne venaient pas pour nous apporter des couvertures… Je me suis mis dans un coin, je n’ai pas du tout fait attention à ce que faisaient les autres. Quand j’ai vu les premiers policiers approcher, je me suis assis, pour essayer de montrer que je n’étais pas violent. Plusieurs policiers sont passés à côté de moi sans même me regarder. Je n’ai pas vu arriver le premier coup. Derrière la tête. Si violent que mon visage est parti cogner le sol. Je ressens encore la douleur au nez. Par la suite, je ne me rappelle que des sons. Des cris, des pleurs, un brouhaha multilingue, et des bruits que j’associe aux coups sans vraiment savoir ce qu’ils étaient exactement. Je ne sentais rien nulle part, je ne pouvais pas bouger. Je ne sais plus si j’ai crié ou pleuré. Je ne sais plus comment, mais j’ai atterri dans une voiture. On était trois. Parmi les deux autres, l’un gémissait et l’autre tremblait, beaucoup. Je ne sais pas quel souvenir ils gardent de moi, eux. J’ai fini dans un hôpital dans lequel on m’a soigné. Comme Lucia, j’avais plusieurs fractures – aux doigts, aux poignets, aux bras. Les aléas de la protection. Le nez, une arcade, une cheville, et des contusions un peu partout. J’y suis resté plusieurs jours, car je n’étais pas italien et personne ne pouvait venir me chercher. J’ai surtout dormi. Je ne me souviens pas de grand-chose. »
Mes yeux se posent alternativement sur Lucia et sur Sam. Je les imagine, il y a quelques années, partir le poing levé vers Gênes, avec l’envie de dire aux huit grandes puissances de la planète qu’un autre monde est possible. Je les imagine, quelques jours plus tard, rentrer chez eux différents, changés. Ils racontent cet épisode avec une facilité qui me surprend. Sans doute, encore une fois, l’ont-ils répété en boucle depuis douze ans. Ils ont continué à militer, se sont rencontrés sur un autre rassemblement et se sont sans doute trouvé ce traumatisme, plus que tout le reste, en commun. Au fil des années, certains détails ont probablement disparu, plus ou moins sciemment. Des bruits, des douleurs, des images. Reste l’essentiel. Le témoignage d’une brutalité gratuite, animale, hors de l’entendement commun. Une violence que les mots ne peuvent pas décrire. Mais les mots peuvent au moins maintenir ce souvenir en vie. Accomplir un devoir de mémoire, pour que la démocratie n’oublie pas qu’au XXIe siècle encore, un soir de juillet, elle a abîmé ses enfants.
Images d’illustrations tirées du film « Diaz, crime d’État »