Une course avec la mort
“À San Fermín pedimos por ser nuestro patrón, nos guíe en el encierro, dándonos su bendición Viva ! Gora !”, clament les quatre mille coureurs de l’encierro ce matin, devant une statue de San Fermin. Ils demandent protection et bénédiction au saint. Ils en auront besoin : ils s’apprêtent à être poursuivis sur huit cent vingt-cinq mètres par des taureaux de plus d’une demi-tonne, lancés à pleine vitesse.
C’est une véritable institution à Pampelune. Pendant les fêtes patronales qui ont lieu chaque année du 6 au 14 juillet, les encierros sont courus tous les jours. C’est sans doute ce qui a fait la réputation de ces fêtes à travers le monde, grâce notamment à l’auteur américain Ernest Hemingway qui, inconditionnel de ces réjouissances, les a souvent évoquées dans son œuvre. L’encierro consiste à lâcher dans les rues de la ville les taureaux qui seront combattus l’après-midi dans les arènes. Le parcours, qui relie les torils de Santo-Domingo aux arènes à travers les rues du centre-ville, est toujours le même. Il s’agit alors de courir entre les cornes, de sentir le souffle de l’animal dans son dos, de l’accompagner sur quelques mètres en harmonie avec la noblesse de sa course, avant de s’écarter pour laisser la place aux autres coureurs.
Ce qui requiert de l’entraînement et une certaine connaissance de la chose. Pourtant, chaque matin dès six heures, des novices se mêlent aux spécialistes. Une foule de plus en plus dense (deux mille chaque jour, jusqu’à quatre mille le week-end) qui rend la course encore plus difficile. Bousculades, chutes, piétinements. Pour les plus chanceux. Car le taureau est un animal sauvage, et le risque majeur reste l’encornement. Alors, des postes de la Croix-Rouge sont aménagés, prêts à intervenir au moindre accident ou à évacuer les blessés graves vers les hôpitaux. Mais personne n’est dupe. “Il ne fait aucun doute que, quelles que soient les mesures de sécurité mises en place, les taureaux demeurent des animaux dangereux et peuvent tuer un homme”, reconnaît Yolande Barcina, maire de Pampelune depuis 1999. Étrange jeu avec la mort, que Daniel Jimeno Romero, vingt-sept ans, a perdu. Lors du quatrième encierro de 2009, il a été encorné dans le cou, puis la corne du taureau a glissé pour toucher son aorte et ses poumons. Les images diffusées en direct par les télévisions espagnoles montrent le jeune homme au sol, le cou en sang et visiblement inconscient, juste après le passage des taureaux. Il s’agit de la quinzième personne tuée lors des encierros de la San Fermin.
Mais ces coups de corne fatals n’ont jamais entamé l’enthousiasme des participants. “C’est sûr qu’il faut un gros mental et beaucoup de sérénité pour pouvoir gérer tout ce qui se passe en quelques secondes”, explique Vincent Gaozere, un Français qui participe régulièrement à ces courses. “Mais quand on y a goûté, qu’on a vu de près le regard du taureau et qu’on a senti son souffle dans le cou, je crois qu’on ne peut plus s’en passer”. Julien Madina, un Navarrais de cinquante- sept ans qui court les encierros depuis quarante ans, ajoute que “le lâcher de taureaux est le moteur de la San Fermin, son âme. Sans lui, la fête disparaîtrait”.
Pas d’unanimité
Malgré cet engouement, les opposants ne manquent pas. L’organisation internationale de défense des animaux a même lancé une campagne visant à encourager le boycott de la San Fermin. “Tourmenter des animaux pour du divertissement est digne du Moyen-Âge. Si l’Espagne veut sa place à part entière dans le concert des nations européennes modernes, la première chose qu’elle devrait faire serait d’interdire la torture des animaux”, estime Poorva Josphura, coordinateur européen de l’association. Mais pour Yolande Barcina, il est hors de question d’interdire le clou de cette fête qui draine environ soixante-dix millions d’euros de recettes touristiques en une semaine : “La San Fermin sans encierros n’aurait aucun sens, ils font partie de notre fête et de notre tradition”. En outre, le quotidien El Mundo estime que le lâcher de taureaux des fêtes de Pampelune est le plus sûr d’Espagne. Plus de huit cents personnes travaillent chaque matin à son bon déroulement. “S’il fallait le supprimer à cause du danger, il faudrait aussi interdire l’ascension des sommets de huit mille mètres, les grands prix de moto, et même le Tour de France, qui fait davantage de victimes”, plaide un autre habitué, Miguel Angel Eguiluz. Pourtant, chaque année, les encierros de Pampelune blessent entre deux cents et trois cents personnes, dont une dizaine très grièvement, notamment par encornement. Depuis sa création, il y a un siècle, quinze coureurs ont trouvé la mort sur ce parcours.
Entre gloire et adrénaline
Le succès planétaire et médiatique des fêtes de la San Fermin est incontestable. Elles attirent chaque année trois millions de touristes venus de tous les endroits du globe, ce qui en fait la troisième fête mondiale en termes de fréquentation, derrière le Carnaval de Rio et la Fête de la bière de Munich. Alors forcément, beaucoup veulent s’immortaliser lors de l’encierro, et la police renvoie derrière la double palissade de protection des centaines de personnes munies de caméscopes, appareils photo, sacs à dos, ou dans un état d’ébriété évident. Malgré ces filtrages, les nombreuses recommandations au micro et les tracts distribués en plusieurs langues, cette marée humaine semble vouloir se faire peur, mais aussi voir et être vue. Sans doute pour accéder au quart d’heure de notoriété prédit par Andy Warhol. Ceci n’est pourtant pas un jeu. Il ne s’agit pas d’un footing ludique. Ici, la mort rôde. Et, comme en ce vendredi de juillet, elle rappelle qu’elle peut frapper à tout instant. »
Photos : Leandro Suarez, San Fermin Pamplona Navarra (creative commons)